Donner la parole aux pédophiles pour protéger les enfants, le pari dérangeant de Latifa Bennari

Le Temps, 7 mai 2003

(article initial : Le Temps (ch), retranscrit par l'association Dis-No)
Victime dans son enfance d'un pédosexuel, Latifa Bennari est devenue une femme capable d'écouter les pédophiles. Une approche différente, " socialement incorrecte " pour beaucoup, mais qui intéresse vivement les spécialistes, et qu'elle explique dans un livre qui vient de paraître

Qui oserait dire en société : "Je suis pédophile"? Personne, car le terme évoque de terribles affaires. Pourtant, de nombreux pédophiles sont abstinents et la diabolisation dont ils sont l'objet rend leur situation encore plus difficile. Elle constitue surtout un obstacle majeur à la prévention. C'est ce qu'à compris Latifa Bennari : en 1998, elle a mis sur pied à Paris une association, l'Ange Bleu, qui propose une antenne à l'écoute des pédophiles et des victimes d'abus sexuels, et qui devrait prochainement prendre racine également en Suisse. Latifa vient d'écrire un livre, La Fin d'un silence, dans lequel elle raconte son histoire - de six à treize ans et demi, elle a subi des violences sexuelles d'un ami de la famille - mais aussi celle d'autres personnes abusées. Elle donne également, et là réside l'originalité de sa démarche, une très large place aux témoignages de pédophiles abstinents et à ceux d'abuseurs et d'agresseurs sexuels incarcérés.
Latifa Bennari est une belle femme brune de 52 ans, pétillante, chaleureuse et pleine d'empathie. Pour employer un terme désormais à la mode grâce à Boris Cyrulnik, elle est l'image même d'une "résiliente". Elle se bat pour éviter que d'autres enfants ne subissent le même sort qu'elle, ce qui l'amène à une position toute de pragmatisme et pourtant, comme elle le dit elle-même, "socialement incorrecte". "La pédophilie est une attirance sexuelle, on ne peut donc la "soigner", il faut apprendre à vivre avec, sans passer à l'acte, explique-t-elle. Et pour les aider à ne pas franchir cette barrière absolue, il faut écouter les pédophiles, les reconnaître et les respecter. Evidemment, ça ne va pas dans le sens du poil de la société!" Pour elle, le public, et surtout les médias, commettent une dramatique erreur en mettant dans un même sac agresseurs, assassins, violeurs et pédophiles. "Les gens qui violent des enfants, les tuent, ne sont pas forcément des pédophiles, ils sont parfois hétérosexuels, mais ce sont toujours des criminels", remarque-t-elle.
Le monde médical commet parfois la même confusion, comme en atteste le titre de la conférence d'un psychiatre spécialisé dans le domaine : "Le pédophile, un monstre insérable?" "Cela illustre les blessures quotidiennes que vit un pédophile, qui aussi inoffensif soit-il, est vu comme un criminel par la société, poursuit-elle. Il est donc contraint au silence. Et c'est terrible, car l'on sait que ceux qui passent à l'acte le font souvent tardivement dans leur vie. Une bonne écoute aurait pu permettre de l'éviter."

"Il peut suffire d'un ou deux entretiens pour aider quelqu'un"

La directrice de l'Ange Bleu ne se contente pas d'écouter, elle se dit "impitoyable avec ceux qui sont dans le déni!" Elle a également établi un réseau avec des thérapeutes vers lesquels elle dirige les personnes qui en ressentent le besoin. "Beaucoup d'entre eux ne souhaitent pas être soignés, remarque-t-elle toutefois. Je ne me substitue pas aux médecins, mais je remplis un vide. Il peut suffire d'un deux entretiens pour aider quelqu'un. Je peux aussi réagir très rapidement, ce qui n'est pas le cas des soignants."
"Les psychothérapies, la prison, n'apportent pas de solution à notre situation, estime Dominique (prénom d'emprunt), pédophile abstinent.
L'approche de Latifa est plus judicieuse, elle ne nous juge pas, elle a un regard plein de tendresse. Et pourtant elle sait de quoi elle parle, elle l'a vécu. Son écoute m'a aidé alors que je me trouvais dans une situation scabreuse. Ce n'est pas parce que notre désir est différent que nous sommes malades ou assimilables à un Dutroux ou au sadique de Romont. Le pédophile qui ne passe jamais à l'acte n'est pas nuisible. Je l'ai fait il y a 25 ans et depuis je me suis construit une mur pour ne pas succomber. Mais dans ma tête, c'est toujours la même chose, c'est une grande souffrance, et une grande frustration. La pédophilie est un état, on ne peut pas le changer, ce serait plus réaliste de l'admettre et de respecter ceux qui ont fait le choix de respecter les enfants. "
L'approche de Latifa séduit les spécialistes. Selon Philippe D Jaffé, psychologue et psychothérapeute, spécialiste en psychologie légale à Genève, elle est "sensée et utile. Latifa a réussi à transformer ce qu'elle a vécu en quelque chose de positif pour les autres, c'est remarquable. Les pédophiles passés à l'acte sont nos démons modernes et cela nous paralyse. On a tendance à occulter le débat. Pourtant, pour chaque pédophile dont on arrive à endiguer les pulsions, plusieurs enfants sont sauvés." Roland Coutanceau, psychiatre, directeur du Centre médico-psychologique de la Garenne-Colombes (banlieue parisienne), spécialiste de la prise en charge de victimes et d'auteurs de violences sexuelles, estime lui aussi que la pédophilie n'est pas une maladie mais un trouble du comportement. "Il faut apprendre aux pédophiles à vivre avec leurs phantasmes. Latifa a lancé un pari, il serait intéressant de savoir quelle proportion de pédophiles saisissent l'opportunité qu'elle leur offre. Quoi qu'il en soit, la méthode mérite d'être développée."
La méthode intéresse aussi les prisons. Latifa collabore d'ailleurs avec elles. Comme l'explique Jean-Lou Philippo, directeur du Centre de détention du Val de Reuil, un des plus grands d'Europe, "cette démarche est inédite, innovante et privilégie l'aspect pratique. Nos détenus ressortiront bien un jour, et il faut leur donner des outils pour résister. C'est leur inclination sexuelle qui les a menés chez nous."

________________________________________

DIS NO va organiser une conférence avec Mme Latifa Bennari le 8 novembre 2003 à Lausanne. Pour plus d'information, cliquez ici.

________________________________________

Références bibliographiques

(1*) La fin d'un silence, pédophilie: une approche différente
Latifa Bennari
AD2 Editions, Grospierres, France
> résumé

Nous vous invitons à visiter notre page bibliographie, pour y découvrir une liste d'ouvrages que nous recommandons.

© 2003, Le Temps, Marie-Christine Petit-Pierre - 7 mai 2003
Source